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Hollywood, Californie
22 h 43
Dark leva les yeux vers l’immense croix éclairée et pendant un instant il eut l’impression d’être revenu à l’époque où, enfant, on lui avait parlé pour la première fois de Dieu.
Âgé de trois ans, il se tenait debout entre les bancs de l’église et son père biologique lui disait : « Tant que tu prieras, tout ira bien. » Il songea à Sibby sur la table d’opération, à Riggins qui montait la garde non loin, et il se demanda où se trouvait maintenant son père. Cela faisait plus de trente ans qu’il ne l’avait vu. Il n’avait que très peu de souvenirs de lui, des souvenirs confus. Mais la foi qu’il lui avait transmise ne l’avait jamais quitté, et il espérait en cet instant qu’elle serait récompensée.
Son père adoptif croyait lui aussi en Dieu. La foi, lui avait-il un jour expliqué, c’était tout. Nombre d’épisodes bibliques en illustraient la puissance. Abraham, sur le point de sacrifier son propre fils ; Jonas, dans le ventre de la baleine ; Job, endurant des tourments sans fin. Mais, au bout du compte, c’étaient la foi et la prière qui les avaient tous sauvés. Et c’est dans cet esprit que Steve avait été élevé.
Dark quitta son 4x4, enclencha le verrouillage automatique et remonta vers les portes de l’église méthodiste de Hollywood située sur Franklin Street, un lieu où il aimait se recueillir, même s’il n’était pas méthodiste.
Peut-être se plaisait-il dans cette église parce qu’elle résistait au beau milieu de Hollywood, à quelques rues du Chinese Theater, des néons clignotants et des galeries marchandes ornées d’énormes éléphants dressés sur leurs pattes comme pour adorer le grand dieu Cinéma. Quiconque cherchait un balcon d’où contempler la célèbre enseigne géante HOLLYWOOD trouvait cet édifice religieux dans son champ de vision. Ça, c’était un exploit que Dark admirait.
En outre, cet endroit lui garantissait un anonymat absolu puisqu’il n’était pas parmi les habitués.
De toute façon, Dark n’assistait pas à la prière. Il préférait s’y trouver seul, afin d’y réfléchir sereinement.
Il régnait dans l’église un silence sépulcral. Le moindre pas résonnait sur les parois de marbre. Au fond, devant l’autel, six prêtres priaient en silence, tête baissée. Sur la gauche, un homme seul vêtu d’un imperméable allumait une rangée de cierges avec une longue allumette. Quand il eut terminé, il la reposa et inclina la tête un instant avant de sortir. Peut-être était-ce l’un des derniers vrais croyants de Hollywood.
Dark en était un aussi. Sa foi était sincère. Rien de ce qui lui était arrivé dans sa vie n’avait pu le détourner de cette croyance fondamentale : il existait bien un Dieu. Mais il n’était toujours pas sûr de Sa bienveillance.
Vous pouviez prier. Avoir la foi. Mener une existence entièrement consacrée à faire le bien. Vous efforcer d’être en même temps un bon père et un bon mari. Vous brosser méticuleusement les dents trois fois par jour. Aider les vieilles dames à traverser la rue. Vous garder de tout vice et de tout excès. Et, pourtant, Dieu pouvait tout vous prendre.
Ou, pis, vous laisser tout perdre.
Ce n’était pas le Dieu d’un gosse de trois ans. C’était le vrai Dieu, dont le masque arraché révélait une indifférence surnaturelle.
Pourtant, Dark se tournait vers Lui.
Il choisit une place au milieu des bancs, s’agenouilla et commença un Notre-Père en s’efforçant de se concentrer sur ce qu’il disait. « Que Ta volonté soit faite. » Quelle était cette volonté ? Le corps brisé de Sibby gisant sur l’asphalte fumant de Los Angeles ? « Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. Ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal. »
Dark pria du mieux qu’il put, puis il laissa son esprit se vider. Peut-être Dieu allait-il finalement lui parler. Peut-être y avait-il eu assez d’indifférence, Dieu Se rendrait-Il compte de ce qui était arrivé, dirait : « Oh, toi, toi à qui je n’ai pas pensé depuis tes trois ans… »
Mais il n’y eut rien. L’église était toujours plongée dans le silence. Dark entendit ses articulations craquer quand il bougea sur le prie-Dieu.
Dieu ne lui prêtait pas attention aujourd’hui.
Il se leva et regarda les six prêtres poursuivre leur prière. Peut-être avaient-ils une ligne directe ou fallait-il s’y prendre comme cela.
Il s’avança dans l’église et contempla la rangée de cierges que le « dernier vrai croyant » avait allumés. Ils éclairaient une immense statue du Christ agonisant sur sa croix.
Était-ce ainsi que cela fonctionnait ? Fallait-il souffrir comme nul autre avant de pouvoir recevoir un imperceptible signe du Père ?
Peut-être, pensa Dark, fallait-il glisser un mot au Fils.
Soudain, sans s’en rendre compte, il se retrouva à genoux. Il ne fondit pas en larmes, ne se précipita pas dans une prière.
— Je vous en prie, ne me la prenez pas, dit-il simplement à mi-voix. Ne faites pas de mal au bébé. Ce sont des innocents. Si vous voulez prendre quelqu’un, que ce soit moi. N’ayez pas pitié de mon âme, mais des leurs…
Tout était sorti d’un trait. Puis il se tut. Il se signa et quitta l’église.